extraits
Machine arrière

Sur le parvis, devant l’entrée de la Batterie.
LA STAGIAIRE
Bonjour.
Je suis un peu embêtée car la personne du musée qui devait faire cette visite est malade, elle ne pourra pas venir. Elle m’a chargée de la remplacer mais je suis juste stagiaire au musée depuis un mois, je n’ai pas travaillé sur ce sujet. Euh, en fait, je n’y connais pas grand chose. Heureusement… (elle cherche un nom dans ses papiers) Jean, qui a travaillé ici au temps d’Hispano-Suiza devrait être avec moi pour vous faire la visite. (un temps) Malheureusement, il n’est pas encore là, nous l’attendons.
Un temps.
LA STAGIAIRE
Je vous propose de commencer par une petite introduction. Ça devrait le faire venir.
(elle lit) « En 1870, la France subit une cinglante défaite face aux prussiens. Le choc est rude car l’organisation militaire s’est révélée totalement inefficace pour défendre le territoire. Dans les années qui suivent cette déroute, le gouvernement de la toute nouvelle 3ème République impose la construction d’ouvrages fortifiés autour de Paris pour que la capitale soit, à l’avenir, mieux protégée.
Les forts constituent l’essentiel des positions ; des batteries et des redoutes sont également réalisées. Entre 1874 et 1881, ce sont 18 forts, 5 redoutes et 34 batteries qui sont construits, suivant les préconisations du général Séré de Rivières. Autour de Versailles, on construit le fort de Saint-Cyr, le fort de Buc, et de nombreuses batteries de défense. La batterie de Bouviers …
Un vieux monsieur en costume arrive précipitamment.
L’INGÉNIEUR
Excusez-moi, excusez-moi, je suis en retard… j’ai eu du mal à trouver, normalement au rond-point des sangliers, on doit tourner à droite, non ? Enfin bref, qu’est-ce que cela a changé ici ! Qu’est-ce qu’ils ont construit !
Il serre la main de tout le monde.
LA STAGIAIRE
Je…
L’INGÉNIEUR
Je me suis garé devant le Courtepaille mais il doit bien y avoir un parking plus proche, je ne reconnais plus rien…
LA STAGIAIRE
Je… Bonjour…
L’INGÉNIEUR
Bonjour. Ah, vous êtes la personne du musée, c’est vous que j’ai eu au téléphone ?
LA STAGIAIRE
Euh non, c’est ma collègue mais c’est moi qui fait la visite avec vous. Elle est malade, elle me charge de s’excuser auprès de vous.
L’INGÉNIEUR
Ah ce n’est pas vous que j’ai eu téléphone, votre collègue est fort sympathique, elle a achevé de me convaincre de la visite, vous savez que je ne suis pas venu ici depuis, depuis… (Au moment où il serre la main d’un homme du même âge que lui, celui-là même qui est intervenu précédemment) Mais André ! Ce bon vieux André, André !
LE MÉCANICIEN
Salut Jean !
L’INGÉNIEUR
Comment vas-tu ?
LE MÉCANICIEN
Bien, et toi ?
L’INGÉNIEUR
On fait aller.
LE MÉCANICIEN
La hanche ?
L’INGÉNIEUR
Oh, maintenant, tu sais, ils font ça presque à la chaîne, je ne souffre pas, c’est l’essentiel. Mais que fais-tu là ?
LE MÉCANICIEN
Oh ben, quand j’ai vu qu’il y allait avoir une visite, je me suis dit que j’allais voir ce que c’était devenu. Mais qu’est-ce que ça a changé ? Je reconnais rien, j’étais pas revenu depuis une paye.
L’INGÉNIEUR
Pourtant tu n’habites pas très loin toi ?
LE MÉCANICIEN
Non, mais tu sais tous ces travaux…
L’INGÉNIEUR
Tu n’étais pas venu ici depuis quand ?
LE MÉCANICIEN
Depuis la fermeture. Depuis ma retraite.
L’INGÉNIEUR
Ils ont enlevé toute la terre sur le fort. On ne voyait pas ça avant ?
LA STAGIAIRE
S’il vous plaît ?
LE MÉCANICIEN
C’est bien simple, je reconnais plus rien. C’est toi qui fait la visite ?
L’INGÉNIEUR
Je pense, oui, on m’a demandé de venir pour parler de Bouviers et d’Hispano-Suiza.
LE MÉCANICIEN
Mais qui ça ?
LA STAGIAIRE
Excusez-moi…
L’INGÉNIEUR
La dame du musée qui m’a interviewé. Tu l’as vu aussi ?
LE MÉCANICIEN
Oui, mais je me souviens plus, je perds la mémoire tu sais et l’ouïe.
L’INGÉNIEUR
Tu es appareillé ?
LE MÉCANICIEN
Oui, depuis pas longtemps, mais tu sais cette technologie, elle est très étonnante, j’ai étudié le fonctionnement de ce petit appareil…
L’INGÉNIEUR
Ils font de ces trucs maintenant, notamment dans le domaine médical, je te raconterai mon opération de la hanche. Sais-tu que moi j’ai perdu 50%...
LA STAGIAIRE
(fort) Messieurs, s’il vous plaît ?
L’INGÉNIEUR
Ah oui pardon mademoiselle.
(au mécanicien) C’est la dame du musée, avec qui je dois faire la visite.
(à la stagiaire) Ce n’est pas vous que j’ai eu au téléphone ?
LA STAGIAIRE
Non. Je vous le répète, ma collègue est malade.
L’INGÉNIEUR
Ah oui oui oui. Comment vous vous appelez mademoiselle ?
LA STAGIAIRE
Nathalie.
LE MÉCANICIEN
Comme dans la chanson de Bécaud.
(chantant) « La place rouge était vide, devant moi marchait Nathalie, il avait un joli nom, mon guide, Nathalie… »
Ça m’a fait un choc quand il est mort, en plus, on avait le même âge.
LA STAGIAIRE
Peut-être qu’on pourrait commencer messieurs, les gens s’impatientent.
L’INGÉNIEUR
André, viens avec nous ! Il connaît aussi bien que moi la maison.
LA STAGIAIRE
Euh d’accord. …
L’INGÉNIEUR
(à la stagiaire, tout bas) C’était le meilleur mécanicien du centre d’essais.
(plus haut) Donc, c’est vous qui nous faites la visite ?
LA STAGIAIRE
Euh non. C’est vous. Moi je n’y connais rien et c’est la première fois que je viens ici.
L’INGÉNIEUR
Ah bon, mais moi je ne suis pas revenu depuis des années.
LE MÉCANICIEN
Moi, je reconnais plus rien.
L’INGÉNIEUR
Moi non plus, je ne reconnais plus rien. Mais de l’autre côté, on va reconnaître ce qu’ils ont gardé de l’usine.
LA STAGIAIRE
De l’usine Hispano-Suiza, (elle regarde ses papiers) ils n’ont rien…
LE MÉCANICIEN
J’ai pas vu la centrale ni le château d’eau depuis la route, ils sont cachés par les…
LA STAGIAIRE
Non, ils ont tout…
L’INGÉNIEUR
C’est pour cela que je me suis perdu, je pensais me repérer à la centrale et au château d’eau.
LE MÉCANICIEN
Avec toutes les constructions et les nouveaux immeubles, on voit plus rien.
LA STAGIAIRE
Il n’y a plus de…
LE MÉCANICIEN
Qu’est-ce que ça a changé…
L’INGÉNIEUR
Il y a la date, 1879. (fort) Il faut vous dire, messieurs dames qu’ici, c’est un ancien fort militaire construit après la débâcle des Français en 1870 face à la Prusse.
LA STAGIAIRE
Je viens de le dire, avant que vous arriviez.
L’INGÉNIEUR
Ah bon, mais je croyais que nous n’y connaissiez rien ?
LA STAGIAIRE
J’ai juste commencé à lire un texte que ma collègue…
L’INGÉNIEUR
Très bien, mais allons-y alors.
LA STAGIAIRE
Donc c’était l’entrée de la Batterie ici ?
L’INGÉNIEUR
Du fort oui, mais pas du centre.
LE MÉCANICIEN
Elle était par là.
L’INGÉNIEUR
Non par là.
LE MÉCANICIEN
Si, la cantine était là, donc c’était par là.
L’INGÉNIEUR
Mais non, par là, la cantine était là.
LE MÉCANICIEN
Tu y allais jamais, à la cantine.
L’INGÉNIEUR
Je sais bien où elle était.
LE MÉCANICIEN
T’es sûr ? De toute façon, je reconnais plus rien.
LA STAGIAIRE
On va continuer la visite de l’autre côté.
De l’autre côté, dans le parking d’entrée de la Batterie.
L’INGÉNIEUR
(indiquant la salle de concert) Oui, donc ce bâtiment, c’est nouveau.
LA STAGIAIRE
(elle regarde ses papiers) Oui, c’est la salle de concert.
LE MÉCANICIEN
Pourquoi ils ont pas fait ça dans le grand hall, ça aurait fait une magnifique salle de concert, qu’est-ce qu’ils en ont fait d’ailleurs ?
L’INGÉNIEUR
Tous les bâtiments de l’usine sont derrière, ils sont un peu cachés.
LA STAGIAIRE
Non.
LE MÉCANICIEN
Comment non ?
L’INGÉNIEUR
On ne les voit pas mais tout est derrière.
LA STAGIAIRE
Non.
Silence.
LA STAGIAIRE
Ils ont tout rasé.
LE MÉCANICIEN
Non ?
LA STAGIAIRE
Si.
LE MÉCANICIEN
Non ?
LA STAGIAIRE
Si.
L’INGÉNIEUR
Ils ont tout rasé ?
LA STAGIAIRE
(elle regarde ses papiers) Oui, ils n’ont gardé que ça, que l’architecture la plus ancienne, l’architecture militaire.
LE MÉCANICIEN
Vous voulez dire qu’ils ont rien gardé d’Hispano, tous les bâtiments ont été rasés ?
LA STAGIAIRE
Oui.
LE MÉCANICIEN
Rasés, rasés ?
LA STAGIAIRE
Oui.
LE MÉCANICIEN
Mais pourquoi ?
LA STAGIAIRE
Je ne sais pas.
L’INGÉNIEUR
C’est vrai que d’un point de vue architectural, les bâtiments n’avaient peut-être pas un grand intérêt…
LE MÉCANICIEN
Oui mais pour la mémoire du lieu…
L’INGÉNIEUR
Je me souviens, j’ai eu un bureau ici (il désigne le bâtiment à l’entrée), et là (il désigne le bâtiment principal), c’était les services généraux.
LE MÉCANICIEN
Oui, les magasins, oh la la, c’est loin tout ça. Je te l’ai dit que je commençais à perdre la mémoire en plus.
L’INGÉNIEUR
Oui, tu viens de me le dire.
LE MÉCANICIEN
Lundi matin, je me suis réveillé. Impossible de me souvenir de ce que j’avais fait le dimanche. Impossible.
L’INGÉNIEUR
C’est un petit vaisseau qui…
LE MÉCANICIEN
Je sais pas, je suis allé faire un scanner, ils ont rien trouvé et puis c’est revenu progressivement.
L’INGÉNIEUR
Voilà ce que c’est de vieillir mademoiselle.
LA STAGIAIRE
Les gens voudraient peut-être des explications…
L’INGÉNIEUR
On peut peut-être aller voir derrière d’abord, cela me surprend qu’ils n’aient rien laissé.
LA STAGIAIRE
Si vous voulez, (elle regarde ses papiers) on peut aller voir par la poterne de droite.
L’INGÉNIEUR
Allons-y.
© Christophe Martin, 2008