extraits
Les révoltés

IX
Ça court de partout. Le fils et l’ami passent de l’intérieur à l’extérieur de l’espace scénique, marchent et courent au milieu des spectateurs. On entend des bruits à l’extérieur : cris, éclats de voix… Katia (la mère) apparaît au centre et cherche quelqu’un.
KATIA
je suis Katia
(silence)
vous avez demandé à me voir
vous m’avez demandé pour négocier
(silence)
je viens pour négocier
(silence)
Un homme armé et portant un masque noir fin s’avance.
KATIA
ne tirez pas
je n’ai pas d’arme
PRENEUR D'OTAGE 1 (l’ami)
attends ici
le chef va arriver
KATIA
je peux m’asseoir
je ne me sens pas très bien
Silence, l’homme reste là, un autre arrive, masqué lui aussi, ils la regardent.
PRENEUR D'OTAGE 1
c’est toi qui est allée dans notre pays ?
KATIA
oui
plusieurs fois
PRENEUR D'OTAGE 1
tu as écrit des articles sur nous ?
KATIA
oui
je viens pour négocier la libération des otages
Un des hommes repart, l’autre reste à la surveiller. Il lui adresse la parole.
PRENEUR D'OTAGE 2
vous vous amusez bien ici
moi ça fait huit ans que je ne suis pas rentré dans un théâtre
vous vous avez détruit tous les théâtres chez nous
KATIA
les gens ici sont contre la guerre
moi aussi je veux la paix
Au loin, on entend des voix, quelques phrases ressortent, « tu crois que tu me fais peur avec ton fusil », « tuez-là », « vas-y emmène-moi », « allez-y tirez tirez » puis deux coups de feu qui font sursauter Katia. Un des hommes revient, parle à l’autre, qui repart. Long silence. Katia le regarde et lui sourit pour surmonter sa peur.
KATIA
d’où venez-vous ?
PRENEUR D'OTAGE 1
je suis de Tovzeni
KATIA
et les autres
PRENEUR D'OTAGE 1
ici il y a beaucoup de gens de Tozveni et du district de Védéno en général
KATIA
pourquoi tu es ici ?
tu sais ce qui risque de t’arriver
PRENEUR D'OTAGE 1
j’ai un enfant d’un an à la maison
je suis venu ici non pas pour mourir
mais pour obtenir la libération de ma terre
KATIA
mais tu ne comprends pas que les troupes sont prêtes à donner l’assaut
qu’elles sont sans pitié
tu risques de mourir si vous ne libérez pas les otages
PRENEUR D'OTAGE 1
voilà notre chef
il va te donner nos revendications
Le chef, masqué lui aussi, arrive précipitamment, une arme à la main, il dispose deux chaises face à face et s’installe de manière à voir l’entrée de la salle. Décontenancée, Katia a du mal à le regarder et se retourne sans cesse au moindre bruit pour voir l’entrée de la salle.
LE CHEF
ne regardez pas derrière vous
c’est avec moi que vous parlez
vous devez me regarder
Il relève son masque. Katia le dévisage.
KATIA
qui êtes-vous ?
comment dois-je vous appeler ?
LE CHEF
je m’appelle Bakar
Aboubakar
KATIA
quel âge avez-vous ?
LE CHEF
29 ans
KATIA
avez-vous fait les deux guerres ?
LE CHEF
tu me fais passer un interrogatoire ?
je ne t’ai pas demandé de venir pour me faire interviewer
KATIA
d’accord d’accord
parlons des otages
LE CHEF
d’abord nos revendications
KATIA
d’accord
LE CHEF
un
ton président doit annoncer la fin de la guerre
deux
il doit faire la preuve que ce ne sont pas de vaines paroles en évacuant par exemple les troupes d’un district
KATIA
quel district ?
le vôtre ?
Védéno ?
LE CHEF
qui t’a parlé de Védéno ?
comment tu sais tout ça ?
KATIA
c’est un de vos hommes qui me l’a dit
mais comprenez-moi
je dois noter exactement ce que vous exigez sinon
LE CHEF
d’accord
KATIA
à mon tour j’ai plusieurs demandes de la part des autorités
tout d’abord il y a des adolescents dans la salle
il faut les laisser partir
ce sont des enfants
LE CHEF
des enfants
il n’y a pas d’enfants ici
lors des rafles chez nous ils prennent nos enfants à partir de 12 ans
nous allons garder les vôtres
KATIA
pour vous venger ?
LE CHEF
pour que vous compreniez
KATIA
est-ce qu’on peut leur apporter à manger ?
LE CHEF
on ne donne rien aux nôtres lors des rafles
les vôtres n’ont qu’à patienter
KATIA
il faut faire un geste sinon
Silence.
LE CHEF
si les deux premières exigences sont remplis
nous laisserons partir les otages
KATIA
tous les otages ?
LE CHEF
oui
KATIA
et vous ?
LE CHEF
nous resterons ici pour combattre
et nous mourrons au combat
nous n’avons aucune chance
car les vôtres vont lancer un assaut
Le preneur d’otage 2 revient précipitamment, il parle à l’oreille du chef. Ce dernier se lève.
LE CHEF
reste-là
Il sort en courant, laissant Katia avec le preneur d’otage 2.
PRENEUR D’OTAGE 2
il va revenir
Silence, l’homme ne quitte pas des yeux Katia qui fait les cent pas. Au bout de quelques secondes, le chef revient, parle à l’homme qui repart.
KATIA
mais qui êtes-vous au juste ?
LE CHEF
un bataillon de renseignement et de diversion
KATIA
êtes-vous au complet ici ?
LE CHEF
non
ce n’est qu’une partie
nous avons fait une sélection pour cette opération
nous avons pris les meilleurs
si nous mourons d’autres reprendront le flambeau
KATIA
êtes-vous sous le commandement de votre président ?
LE CHEF
en tant que combattants
nous sommes autonomes
KATIA
mais vous savez bien que votre président a des représentants à l’étranger
aux États-Unis en Europe
voulez-vous entrer en contact avec eux ?
je peux établir le lien
n’avez-vous pas une cause commune ?
LE CHEF
pour quoi faire
ils ne résolvent aucun problème
leurs contacts ne débouchent sur rien
et pendant ce temps-là nous crevons dans les forêts
nous en avons marre d’eux
KATIA
il y a des femmes parmi vous ?
LE CHEF
les gens ont demandé pendant un an et demi à devenir kamikazes et à participer à ce raid
nous sommes venus ici pour mourir
KATIA
est-ce que je peux parler aux otages ?
LE CHEF
non c’est impossible
KATIA
s’il te plaît
il faut que j’en vois au moins un
pour être sûre qu’ils sont vivants
LE CHEF
non
KATIA
vous ne voulez pas en libérer quelques-uns
des enfants ou des femmes
pour montrer votre bonne volonté
LE CHEF
le président doit d’abord annoncer la fin de la guerre
KATIA
et leur apporter de l’eau ?
est-ce que je peux apporter de l’eau ?
je peux aller la chercher moi-même et la ramener ici
LE CHEF
non je veux avoir un signe de la part du président
KATIA
qu’est-ce que vous attendez de moi ?
si je ne peux même ramener de l’eau pour les otages et pour vous
LE CHEF
non
KATIA
à quoi ça vous servir
les forces vont donner l’assaut
vous allez tous mourir
et si des otages meurent
l’opinion publique va vous maudire
l’armée va continuer ses exactions chez vous
plus personne ne va vous soutenir
LE CHEF
tout le monde nous a déjà oublié
KATIA
non ce n’est pas vrai
vous savez bien que je vous défends
c’est pour ça que vous m’avez demandé de venir ?
vous avez confiance en moi ?
Le chef acquiesce d’un léger mouvement de tête.
KATIA
comprenez-moi
si jamais vous ne faites pas quelque chose pour les otages
ça va être encore plus difficile pour moi de vous défendre
j’écris des articles pour qu’on comprenne votre situation
et tout le mal que notre armée fait à votre pays
mais avec ce genre d’actions les gens ne vont plus me croire
il faut faire quelque chose il faut libérer quelques otages les enfants
LE CHEF
d’abord il faut que le président annonce la fin de la guerre
KATIA
si vous ne faites pas un geste
les forces armées vont intervenir
ils vont être sans pitié
LE CHEF
nous serons heureux de mourir
c’est un grand honneur pour nous de prendre part à l’histoire
vous ne me croyez pas mais moralement nous nous sentons mieux ici que pendant les trois ans de la guerre
enfin nous sommes dans la vérité
Silence.
LE CHEF
vous pouvez apporter de l’eau
KATIA
pour vous ?
LE CHEF
non
comme nous nous préparons à mourir nous ne mangeons ni ne buvons
c’est pour les otages
KATIA
puis-je aussi apporter de la nourriture pour les enfants ?
LE CHEF
non
nos enfants ont faim
que les vôtres en souffrent un peu à leur tour
KATIA
au moins un peu de nourriture pour les gosses
LE CHEF
non
nous crevons de faim
qu’ils crèvent eux aussi
KATIA
je vais chercher l’eau alors ?
LE CHEF
vas-y
Le chef appelle les deux preneurs d’otages. Étroitement surveillée par ces deux derniers, Katia sort et revient avec des bouteilles d’eau, le plus possible, qu’elle porte laborieusement, elle fait plusieurs allers et retours et les distribue aux deux preneurs d’otages et à leur chef.
KATIA
il y a des femmes parmi vous ?
LE CHEF
oui
KATIA
est-ce que je peux parler à l’une d’entre elle ?
Silence, il réfléchit puis appelle un de ses hommes, il lui parle à l’oreille. Le preneur d’otage repart et revient avec une jeune femme.
KATIA
est-ce que je peux lui parler seule à seule ?
Le chef et le preneur d’otage s’éloignent.
KATIA
comment t’appelles-tu ?
ZAREMA (la fille)
je m’appelle Zarema
KATIA
quel âge as-tu ?
ZAREMA
j’ai 17 ans
KATIA
tu es trop jeune pour mourir
il faut convaincre ton chef de relâcher les otages
et de vous rendre
sinon vous allez tous mourir
et ça ne va pas faire avancer votre cause
tu ne me connais peut-être pas
mais je vous soutiens
je soutiens votre cause
mais les prises d’otages ne sont pas une bonne solution
toute l’opinion va être contre vous
je comprendrais que tu veuilles tuer des militaires
là-bas
mais des innocents ici
ZAREMA
peu nous importe l’endroit où nous mourrons
on nous tue là-bas
on nous tuera ici
nous n’avons que deux issues
la mort ou la liberté
KATIA
comment en es-tu arrivée là ?
pourquoi tu fais tout ça ?
pourquoi tu es prête à mourir comme ça ?
Silence.
ZAREMA
tu as déjà senti l’odeur atroce de l’homme brûlé ?
KATIA
non
Silence.
KATIA
tu as perdu un membre de ta famille ?
Silence.
KATIA
parle tu peux avoir confiance en moi
ZAREMA
ma mère
KATIA
ta mère
comment c’est arrivé ?
ZAREMA
elle avait quarante ans
elle était enceinte
KATIA
qu’est-ce qui s’est passé ?
ZAREMA
elle revenait chez nous après une visite chez le gynécologue en ville
elle avait rendu visite à nos cousins à côté
mon cousin n’avait pas voulu la laisser rentrer seule à cause de sa grossesse avancée
il avait décidé de l’accompagner
ils étaient six dans la voiture
les militaires les ont arrêtés
KATIA
quels militaires ?
ZAREMA
dix militaires de l’unité d’élite
KATIA
et alors ?
ZAREMA
mon cousin a été le seul à résister aux militaires
ils les ont fait descendre de la voiture
ils ont commencé à les torturer
mon cousin a été blessé
mais il a réussi à courir vers la rivière en bas de la montagne
il a été abattu près de la rivière à moitié gelée
c’est pour cette raison que son cadavre n’a pas été brûlé
les militaires ont eu la flemme d’aller jusqu’à la rivière
de s’enfoncer dans la neige humide
KATIA
et ta mère ?
ZAREMA
les soldats l’ont torturée
ils l’ont traînée dans la neige encore vivante
ils l’ont tuée avant de brûler son corps
en sachant qu’ils brûlaient deux personnes
puis ils ont mis tous les cadavres à l’intérieur de la voiture
ils l’ont arrosée d’essence et ils ont mis le feu
au village nous avons vu le feu
nous avons pensé que les militaires se réchauffaient
puis les voisins sont venus pour nous dire
« il semblerait que les vôtres aient été assassinés sur la route près de chez nous
à côté d’une ferme abandonnée
les militaires ont remorqué la voiture avec les os
ils l’ont abandonnée dans un parc
tout le monde y va et essaie de reconnaître les restes
il faut que vous y alliez aussi »
avec ma grand-mère nous nous sommes précipités
il ne restait plus qu’un pied
nous l’avons reconnue aux restes de sa botte
les hommes ont emmené les os brisés et calcinés au laboratoire de criminologie
ils nous ont rendu les cendres et un pied
et un acte de décès
« cause du décès
non établie
restes du corps entièrement calcinés »
nous avons mis les cendres et le pied
dans un linceul blanc
nous avons enterré les cendres et le pied
à côté de la tombe de mon père
KATIA
ton père aussi il est ?
ZAREMA
oui
KATIA
et aussi par l’armée ?
ZAREMA
oui
KATIA
comment ça s’est passé ?
ZAREMA
à quoi ça va te servir de savoir ça ?
KATIA
pour témoigner
si moi une journaliste je raconte ça
les gens comprendront peut-être mieux votre situation
la raison de vos actes
Silence.
KATIA
c’était quand ?
ZAREMA
c’était pendant la première guerre
je jouais dans la cour d’école avec mes copines
et la maîtresse est venue nous dire
« rentrez chez vous
c’est la guerre »
nous ne comprenions pas
nous avons continué à jouer
elle nous a répété
« c’est la guerre
vous savez ce que c’est »
nous sommes rentrés à la maison
toutes excitées
nous avions une belle maison dans notre village
nous avons entendu les avions
nous nous sommes précipités à la cave
des voisins qui n’avaient pas de cave
sont venus avec nous
et nous avons entendu les bruits horribles
d’abord les avions qui ont bombardé
cela a duré une nuit et un jour
quand les bruits ont cessé
nous sommes remontés
il n’y avait plus de maison
notre maison était détruite
puis les militaires sont arrivés
ils ont pris tous les hommes
mon frère heureusement était parti dans un autre village
mais mon père n’est jamais revenu
nous étions désespérés
avec ma mère nous sommes parties à sa recherche
après une année entière
à demander à tout le monde
les militaires
les hommes politiques
on nous a dit qu’il était mort
et qu’on pouvait venir chercher son corps
mais ils nous ont demandé de l’argent beaucoup d’argent
et encore ils nous ont dit
« vous avez de la chance
on a retrouvé le corps »
nous avons réuni tout l’argent
nous avons dû emprunter à toute la famille
j’ai donné toutes mes économies
tous mes bijoux
et nous avons récupéré ce qu’il restait de mon père
c’était horrible à voir
nous avons dû utiliser beaucoup de tissu blanc
pour lui donner l’apparence d’un homme
Silence.
ZAREMA
tout le monde nous a oubliés dans notre chagrin
mais moi je n’ai pas oublié
Le calme est revenu, Katia, le chef et les preneurs d’otage se dirigent vers la cuisine et laissent Zarema seule. La jeune femme s’installe à la table de la salle à manger, dans la même position que la scène III.
© Christophe Martin, 2007