extraits
501 blues

La fermeture
je suis là toute seule
autour de moi plein d’agitation
il y a cinq minutes on était suspendues aux lèvres de Claudine
des petits groupes s’étaient formés
tout le monde s’était rapproché de la réception
nous étions toutes blêmes
Claudine a parlé et le temps s’est arrêté
le temps s’est suspendu
grand silence
et puis des pleurs des cris
maintenant les filles se raccrochent aux épaules des unes et des autres
je regarde tout ça
je ne pleure pas
je pense à la première journée ici
je pense au passé
je pense à l’avenir
je pense aux journées de manifestation de lutte et de larmes
tout se mélange dans ma tête
mais c’est fini
tout va s’arrêter net
on ne va plus se lever le matin
on ne pensera plus à la production
les fous rires
ma machine
tout est fini rayé
je n’arrive pas à parler
je regarde et je pense
j’étais fière de travailler ici
il y encore les fleurs que nous avons offert aux syndicats
on dirait qu’il y a eu un deuil
je saisis des bribes de conversations autour de moi
qu’est-ce qu’on va devenir ?
qu’est-ce qu’on va faire ?
comment on va s’en sortir ?
la maison à payer
ANPE
ASSEDIC
et puis petit à petit je sens la colère monter en moi
comment en est-on arrivé là
j’en veux à tout le monde
à Levi’s
aux politiques
à l’Europe
aux multinationales
j’ai envie de crier d’hurler
mais rien ne sort de ma bouche
je suis là et je ne bouge pas
mes yeux fixent maintenant le poster
je ne partirai plus sur le voilier
il faut ranger nos affaires
je regarde Louise
son visage est en pleurs
autour de nous tout le monde s’agite
tout doucement
je range mon tournevis mes ciseaux mon casque
la plaque que mon mari a modifiée et soudée pour mieux travailler
je ne veux rien laisser
je décroche les petites étoiles de plâtre que mon garçon avait fait à l’école
et la pieuvre de laine marron de ma fille
ils étaient accrochés à ma machine depuis si longtemps
je reprends ma pince à fil ma carte d’ordinateur mon coussin
d’habitude je suis la première à sortir là je traîne
je ne veux pas partir
je regarde tout autour de moi
les posters les machines
je laisse l’épi de blé suspendu tout en haut de ma machine
je le laisse car si je le détachait il est tellement vieux qu’il tomberait en poussière
que de tristesse que d’émotions que d’amertumes
je mets toutes mes affaires dans un sac en plastique
j’ai tout
maintenant il faut dire au revoir
je ne fais pas de différence
je dis au revoir à tout le monde
on s’enlace comme des amoureux qui se quittent
je suis incapable se sortir le moindre mot
je ne sais pas si je pourrais reparler un jour
j’embrasse plusieurs copines en les serrant dans mes bras
Louise me dit on se téléphone d’une voix tremblante et des larmes dans les yeux
je lui fais un signe de la main
je pense qu’on se reverra qu’on se téléphonera
qu’on se retrouvera ensemble dans une autre usine
maintenant il faut partir
je me retourne une dernière fois sur mes 18 ans dans cette usine
un dernier regard sur ma machine ma titine
je lui remets une dernière fois son manteau
je pense aux autres mains qui vont maintenant s’en occuper
je me dirige vers la sortie pour prendre le bus
il y a des journalistes des caméras
mais je ne veux rien dire
je ne peux rien dire
je me fraye un passage parmi les filles jusqu’aux bus
ils sont tous là ils attendent en silence
je tiens serré contre ma poitrine mon plastique avec toutes mes affaires
j’emporte le tarif d’une vie passée
je monte dans le bus
le chauffeur est aussi triste que les filles
lui aussi il va perdre son travail
dernier retour
je pense à mon atelier
plus de bruits
plus de rires
plus de larmes
plus rien
plus rien n’en sortira
même plus une mouche voler
plus rien
que le vide
que le silence
silence complet
© Christophe Martin, 2000