extraits
Tous au paradis

14
Samaa, Tom.
SAMAA
le 14 mai 1948
Abou Chalil est dans son verger
il contemple ses orangers
les fruits ne sont pas encore mûrs
ils ne sont pas loin
Abou Chalil prend un morceau de sa terre
sa terre chérie
notre terre
notre terre de miel et de lait
ils approchent
il prend un morceau de sa terre
celle que son père a cultivé
et le père de son père
et tous ses ancêtres
il la met dans un mouchoir
il donnera le mouchoir à mon père
juste avant de mourir
je ramasserai le mouchoir sur le cadavre de mon père
depuis je le garde contre mon cœur
je veux retrouver l’endroit exact
où Abou Chalil a ramassé ce morceau de terre
et sur cette terre
j’en fais la promesse
je bâtirai un pays
je retrouverai cette terre
je redonnerai à ce petit morceau de terre orphelin
sa terre nourricière
pour qu’à nouveau poussent les orangers
qui donnent les meilleurs oranges du monde
ils arrivent
ils vont nous assassiner
ils vont tout brûler
ils vont nous massacrer
alors Abou Chalil quitte sa terre
il prend un bateau
ses yeux ne quittent pas le rivage
les autres lui disent qu’il reviendra
il ne peut s’empêcher de fixer
jusqu’à ce que ses yeux pleurent
le rivage
sa terre
qu’il ne reverra jamais
un jour j’arriverai par la mer
je retrouverai le lopin de terre
d’Abou Chalil
mon grand-père
peu importe les moyens
avec l’argent
avec les armes
avec mon âme
avec mon corps
même si je devais coucher avec tous les hommes de la terre
pourvu que mes enfants cultivent un jour cette terre
de miel et de lait
on dit à mon grand-père
tu retrouveras ta terre dans un mois
une fois que les armées arabes auront repoussé l’ennemi
mais il a pris ce morceau de terre
épuisé
assoiffé
affamé
réfugié
dans le camp de Naayma
on lui avait dit un mois
il est resté vingt ans
dans l’espoir de revenir à Jaffa
(...)
16
Samaa, Tom.
SAMAA
le 9 juin 1967
ils arrivent
ils vont nous assassiner
ils vont tout brûler
ils vont nous massacrer
nous partons nus pieds
en courant
en hurlant
un enfant
sous le bras
sous les armes
sous les bombes
sous les avions
nous nous réfugions
à pied
en bateau
en voiture
sur un âne
sous la chaleur
sous la pluie glaciale
mon père a 11 ans
nous franchissons le Jourdain
épuisés
assoiffés
affamés
réfugiés dans le camp de Wahadat
à côté de la grande ville
dans les bidonvilles
(...)
18
Samaa, Tom.
SAMAA
le 17 septembre 1970
nos frères nous ont trahis
ce ne sont pas nos ennemis qui nous massacrent
ce sont nos frères
septembre noir
massacrés par nos frères
nous suivons Abou Amar notre chef
à Tall Al Zaatar
dans un camp immense
nous retrouvons nos frères de misère et d’exil
nous rêvons de vengeance et de conquête
nous rêvons de notre terre
mon père aperçoit une belle jeune fille
elle a fui Haïfa avec ses parents
s’est retrouvée dans le camp
mon père épouse ma mère
(...)
20
Samaa, Tom.
SAMAA
le 13 avril 1975
mon grand-père vient de Sabra en bus
dans l’attente imminente de ma naissance
il est mort dans le bus
le bus de la mort
qui a tout déclenché
sur la route de Sabra
à Tall Al Zaatar
Abou Chalil est mort
et moi je suis née
mon père a pleuré deux fois
la guerre a commencé
les premiers bruits dont je me souviens
ce sont les bombes
j’ai peur des explosions
je pleure à chaque explosion
le 14 août 1976
j’ai un an
je connais mon premier exil
le camp de Tall Al Zaatar
notre camp a été encerclé par les gardiens du cèdre
les tigres
avant qu’ils ne massacrent 2500 personnes
nous nous réfugions au camp de Sabra
le 18 septembre 1982
ils reviennent
j’ai sept ans
ils reviennent nous massacrer
mon père et ma mère sont tués
j’étais partie voler en dehors du camp
voler pour manger
je n’ai pas eu le temps de pleurer
j’ai pris le mouchoir de mon grand-père
sur le cadavre de mon père
le mouchoir de notre terre
nous fuions avec mon petit frère
un oncle ses fils et ma grand-mère
sur un bateau avec Abou Amar notre chef
au large de Jaffa
ma grand-mère m’a raconté l’histoire de notre peuple
l’histoire de mon grand-père
j’ai vu les lumières de Jaffa et j’ai pleuré
ce jour-là j’ai juré
j’ai juré devant Dieu
devant tous les hommes
devant tout l’univers
que les miens retrouveraient leur terre
que je retrouverai le verger de mon grand-père
que moi mes enfants et mes petits enfants
nous la cultiverons notre terre
nous sommes arrivés à Al Mughazi
nous avons pris le chemin d’un autre camp
le chemin d’une autre tente
(...)
22
Samaa, Tom.
SAMAA
1987
je ne me rappelle plus le jour
tous les jours
je suis la première à prendre une pierre pour la jetter sur un bus ou des soldats
à 14 ans je vais en prison avec des prostituées
on me traite de petite putain
de salope
et je suis heureuse d’être leur petite putain
leur salope
je suis heureuse de les voir ivres de désir
alors je les provoque
je les provoque
je veux les voir à mes pieds mes ennemis
à mes pieds pour qu’ils me redonnent ma terre
un jour contre mon corps
je redonnerai la terre à mon peuple
je gagnerai tout l’argent de la terre
pour racheter ma terre
pour retrouver le verger de mon grand-père
un simple verger
des orangers et quelques oliviers
juste de quoi vivre
un verger d’où je pourrais voir la mer
ivre de bonheur et de vie
sur la terre de mes ancêtres
mais que faudra-t-il pour cela
quelles souffrances encore
© Christophe Martin, 1998